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La France, pays du vin, s’apprête à arracher ses vignes. Et c’est l’emblématique région de Bordeaux, connue dans le monde entier pour ses vins, qui va commencer. Le 1er mars dernier, le ministre de l’Agriculture Marc Fesneau a en effet annoncé que tout viticulteur girondin en difficulté pourra toucher 6000 euros par hectare arraché. Ce plan pourrait s’étendre à d’autres régions. Il fait suite à des manifestations à Bordeaux pour réclamer un plan social face à une situation de crise aiguë dans le vignoble : depuis plusieurs années, on produit plus que l’on ne vend.
Deux semaines avant, le 14 février dernier, la Fédération des exportateurs de vins et spiritueux (FEVS) dévoilait les nouveaux records d’exportations de vins et spiritueux français pour 2022 : 17,2 milliards d’euros d’exportations, soit une hausse de 10,8 % par rapport à la déjà très bonne année 2021, pour un excédent de 15,7 milliards d’euros qui situe le secteur en deuxième position derrière l’aéronautique en termes de performances commerciales.
Hors spiritueux, le vin seul représente plus de 11,6 milliards d’euros en 2022, en hausse de 10,3 % par rapport à l’année précédente. Avec de tels chiffres, la France conservera largement sa place de leader mondial de l’exportation de vin devant l’Italie (près de 8 milliards d’euros d’exports en 2022). À l’image de l’aéronautique, on imagine derrière ces performances commerciales exceptionnelles un secteur en pleine croissance et dans une santé économique resplendissante. Seul bémol, la FEVS indiquait que l’un des freins à cette hausse des exports tenait au manque de disponibilité (donc de volume) de vin.
Au bilan, produit-on trop ou pas assez ? Cette question résume le paradoxe de la situation actuelle et ce contraste entre les performances à l’export et la réalité de la crise sociale dans le vignoble.
Comme souvent, le paradoxe n’est qu’apparent. Il se cache en partie dans les chiffres d’exports eux-mêmes. Si la valeur des exportations de vin a augmenté de 10,3 % en 2022, les volumes ont, eux, baissé de 6,6 % : de -6 % pour les vins d’Appellation d’origine protégée (AOP) à -18,1 % pour les vins sans mention d’origine géographique et de cépage. Seuls les champagnes ont connu une hausse des volumes exportés (8,5 %). Si la mauvaise récolte de 2021, explique en partie cette baisse des volumes, le fond du problème est ailleurs.
Au regard des statistiques de la FEVS, la lente érosion des volumes exportés est ancienne. Elle tient plus au phénomène de montée en gamme qu’à la disponibilité des produits. Cette premiumisation des exports, comme disent les Anglo-saxons, signifie que l’on exporte la meilleure qualité et que l’on écoule sur le plan domestique l’entrée de gamme. On exporte donc moins en volume, mais des vins toujours plus élitistes et de mieux en mieux valorisés, comme les champagnes et les vins des AOP les plus prestigieuses. La contraction des volumes exportés est étroitement corrélée avec le niveau de gamme, les vins AOP souffrant moins que les autres. Et si l’on entre dans le détail des niveaux de gamme à l’intérieur de chaque AOP, ce même constat s’impose : on exporte prioritairement la meilleure qualité.
Les coûts de l’export expliquent cette tendance. Plus on monte en gamme, moins les produits sont sensibles aux barrières aux échanges, notamment tarifaires (c’est l’effet Alchian-Allen, bien connu des économistes), car l’élasticité-prix de la demande diminue avec le niveau de gamme.
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En clair, un marché du vin à deux vitesses émerge pour les producteurs français. Les produits haut de gamme se vendent de plus en plus à l’étranger, dans un contexte certes plus difficile avec les chocs récents, mais où la demande mondiale a augmenté sensiblement sur les vingt dernières années. Les vins situés plus bas dans la gamme ont plus de mal à s’exporter. Ils sont largement cantonnés à un marché domestique en déclin séculaire. Déclin qui s’accélère ces dernières années par l’érosion rapide des ventes dans les grandes et moyennes surfaces (GMS), principal canal de distribution des vins français.
L’entrée de gamme souffre en France d’un problème de compétitivité-prix et d’un manque de marques de taille mondiale identifiables sur les principaux marchés étrangers. Le monde de l’entrée de gamme n’est pas idéal pour les petits producteurs. Il faut être capable de réaliser d’importantes économies d’échelle, d’investir dans le stockage, le contrôle de la qualité, le marketing, etc. De fait, la France paysanne des petits producteurs est en passe de perdre la bataille de l’entrée de gamme. Pourtant, ce segment peut être rémunérateur. Les constructeurs automobiles ou les compagnies aériennes, dits à bas prix, dégagent des marges élevées et gagnent des parts de marché.
Surtout, gagner de nouveaux marchés dans les pays nouvellement consommateurs avec des vins d’entrée de gamme permet de faire connaître une région viticole. Ces nouveaux consommateurs pourront peu à peu apprécier les autres produits de la gamme. Déserter l’entrée de gamme, c’est donc laisser la place aux autres pays producteurs pour mettre en avant leurs vins et gagner durablement des parts de marché à l’échelle mondiale. À terme, toute la filière sera perdante à la premiumisation des exportations de vins par l’abandon de l’entrée de gamme.
La difficulté pour une petite exploitation à survivre est donc réelle. La souffrance sociale est patente. L’aide demandée est assurément légitime et ne peut pas être remise en cause. La forme de l’aide pourrait en revanche être discutée. L’arrachage, à savoir la destruction de l’appareil productif, est-il la meilleure réponse à la détresse des viticulteurs ?
Source: The Conversation